75.
Alors que débutait la dixième année de règne de Mérenptah, la Place de Vérité vivait un bonheur tranquille qu’un deuil venait pourtant de ternir : la mort de Noiraud qui s’était éteint doucement dans les bras de Claire. Aussi affecté que son épouse, Néfer avait momifié le chien et lui avait fabriqué un cercueil en bois d’acacia. Le fidèle témoin de leur amour les attendrait sur l’autre rive pour les guider sur les beaux chemins de l’au-delà. Par chance, un sosie de Noiraud était né dans une portée de trois chiots, et Claire l’avait aussitôt adopté.
L’équipe de gauche travaillait dans la Vallée des Reines, celle de droite dans la Vallée des Nobles ; et Paneb terminait la représentation d’une table d’offrandes aux couleurs éclatantes qui lui avait valu l’admiration générale. Côtes de bœuf, grappes de raisin, oie troussée, laitues, bottes d’oignons, pains ronds étaient assemblés dans une harmonie qui enchantait le regard.
— Ton pinceau est plus vif que le mien, reconnut Ched le Sauveur, heureux des immenses progrès de son élève, auquel il n’avait laissé aucun répit depuis plusieurs mois afin qu’il maîtrise les secrets de métier.
— Est-ce un reproche ?
— Dans certains cas, comme celui de cette table d’offrandes, c’est plutôt un compliment ; il est bon que les aliments destinés à l’âme du défunt, sans cesse renouvelés grâce à cette peinture, éclatent de gaieté et de luxuriance. Mais il te manque encore de la gravité que les épreuves de l’existence t’inculqueront, si la vanité ne te détruit pas auparavant.
Ched se remit lui-même au travail, ignorant le regard furibond de Paneb.
— Où en es-tu ? demanda le général Méhy à Daktair. Le savant tâta les poils roux de sa barbe, et ses petits yeux noirs brillèrent de satisfaction.
— J’ai réussi, annonça-t-il avec suffisance, et vous avez eu raison de me faire confiance. Nous disposons d’une grande quantité de pointes de flèches dont le pouvoir de perforation est le double de celles utilisées jusqu’à présent.
— Tu devrais faire mieux.
— Mais je n’ai pas cessé de progresser ! Si je vous affirme que j’ai réussi, ce n’est pas pour me vanter... J’ai allégé le poids des lances et accru leur efficacité lors de l’impact. Elles atteindront des cibles plus lointaines avec une précision remarquable. Mon chef-d’œuvre, ce sont les épées courtes à double tranchant ! J’ai assimilé les procédés de fabrication des forgerons étrangers et je les ai améliorés. Le soldat qui maniera cette arme-là se fatiguera moins vite que ses adversaires et, même s’il ne leur inflige que des blessures, il les mettra hors de combat. Vous n’imaginez même pas la puissance de cet équipement.
— Je vais le vérifier moi-même, puis j’entraînerai mes meilleurs hommes pour constituer un régiment d’élite.
— Informerez-vous le prince Amenmès ?
— Il en sait déjà assez. Sur mes conseils, il se montre beaucoup dans la haute société thébaine qui commence à l’adopter. Mais l’heure est plus que jamais à la prudence.
— Il paraît que les nouvelles en provenance de la capitale sont de plus en plus rares.
— D’après mes renseignements, la paix est fermement maintenue en Syro-Palestine, et Séthi n’hésite pas à inspecter la région avec une troupe nombreuse pour décourager toute envie de soulèvement. La meilleure nouvelle, c’est que le roi sera bientôt âgé de soixante-quinze ans.
— Son père, Ramsès, a vécu beaucoup plus vieux !
— Certes, mais Mérenptah ne se montre plus guère, même lors des cérémonies officielles où sa présence serait souhaitable. Autrement dit, sa santé décline.
Daktair prit plaisir à enfoncer une épine dans les espérances du général.
— Depuis que vous avez renforcé la réputation de la Place de Vérité, elle semble inattaquable.
— C’est ce que doit croire la confrérie, en ignorant que cette période de calme apparent précède une tempête dont je pressens la violence : Amenmès se dressera contre Séthi, le fils et le père s’entre-déchireront.
Daktair fit une grimace de dégoût.
— Ces querelles ne m’intéressent pas... Tout ce que je souhaite, c’est conserver la direction de ce laboratoire.
— Tu tentes de t’abuser toi-même, mais tes ambitions sont intactes, comme les miennes ! Contrairement à ce que tu crois, j’ai eu raison de me montrer patient et de conforter ma position. Aucun pharaon ne peut se passer de Thèbes ; lorsque Mérenptah disparaîtra, il emportera avec lui les lambeaux de la grandeur de Ramsès. Alors, nous commencerons à agir. Et aucun des secrets de la Place de Vérité ne m’échappera.
Claire préparait un contraceptif à base d’épines d’acacia broyées pour l’épouse de Casa le Cordage qui ne voulait plus d’enfants. Soudain, la tête lui tourna. Elle crut d’abord à un malaise passager, mais une douloureuse sensation de fatigue la contraignit à s’allonger sur le lit où, d’ordinaire, s’étendaient ses patients.
Inquiet de ne pas la voir rentrer, Néfer vint chercher son épouse dans son local de consultation où il la trouva assoupie. En lui caressant les cheveux, il l’éveilla doucement.
— Je suis épuisée, avoua-t-elle.
— Désires-tu que j’appelle un médecin de l’extérieur ?
— Non, ce n’est pas nécessaire... J’ai perdu trop de magnétisme ces dernières semaines, et la femme sage m’avait appris comment me soigner. Il faut que je monte à la cime.
— Une longue nuit de sommeil ne serait-elle pas préférable ?
— Aide-moi, veux-tu ?
Néfer savait depuis longtemps qu’il était inutile de lutter contre cette volonté souriante qui l’avait séduit dès le premier instant.
— Si l’ascension se révèle impossible, me permettras-tu de te ramener chez nous ?
— Grâce à toi, je réussirai.
Sous la voûte étoilée, ils grimpèrent enlacés, pas à pas. Claire ne quittait pas la cime des yeux, comme si elle absorbait l’énergie mystérieuse émanant de la pyramide qui dominait la rive d’Occident. Ni le maître d’œuvre ni la femme sage ne songeaient à l’effort nécessaire pour conquérir, une fois encore, la montagne sacrée dont l’appel était impérieux.
Parvenus à l’oratoire du sommet, ils fixèrent l’Étoile polaire autour de laquelle les étoiles impérissables formaient une cour céleste.
— Accorde-moi une faveur, pria Néfer : surtout, ne quitte pas cette terre avant moi. Sans toi, je serais incapable d’accomplir les tâches les plus infimes.
— Au destin de décider ; ce que je sais, c’est que rien, et sur tout pas la mort, ne nous séparera. L’amour qui nous unit à jamais et l’aventure que nous vivons sauront la vaincre.
Quand l’aube se leva, Claire recueillit la rosée de la déesse du ciel avec laquelle cette dernière avait lavé le visage du soleil renaissant, et elle s’en humecta les lèvres. Ainsi recouvrerait-elle l’énergie nécessaire pour soigner les villageois.
Après s’être entretenu avec le chef des auxiliaires, Kenhir jugea que l’incident était suffisamment grave pour prévenir les deux chefs d’équipe et la femme sage.
— Le prix de la viande de porc vient d’augmenter de façon considérable, et c’est un signe inquiétant de déréglementation de l’économie, expliqua-t-il. Le prix d’autres denrées de consommation courante ne tardera pas à grimper, et les rations qui nous sont attribuées par le vizir seront diminuées d’autant.
— Ne faut-il pas le consulter sans délai ? suggéra Hay.
— Le vizir séjourne dans la capitale où je vais lui écrire pour l’alerter. Je vous propose de réagir en augmentant le prix de tous les objets, des statuettes aux sarcophages, que nous fabriquons pour l’extérieur.
— Ne provoquerons-nous pas une inflation dangereuse ?
— Le risque existe, mais nous ne pouvons accepter d’être placés devant le fait accompli. Et je ne vous cache pas que cette situation m’inquiète ; espérons qu’il ne s’agit que d’une perturbation passagère. Sinon, ce sera le prélude à une grave crise économique dont le village ne sortira pas indemne.
— Nos greniers sont-ils bien remplis ? s’inquiéta Claire.
— J’ai toujours été méfiant, dit Kenhir, et j’ai jugé préférable d’accumuler d’abondantes réserves en prévision des mauvais jours. Étant donné les garanties dont nous bénéficions de la part de l’État, je n’aurais même pas dû y songer. Aujourd’hui, je ne le regrette pas.
— L’administration principale de la rive ouest ne devrait-elle pas prendre des mesures ? s’interrogea Néfer.
— Méhy ne restera certainement pas inactif, mais il faudrait savoir pourquoi les marchands de viande de porc se comportent ainsi.
— À cause de la peur, avança la femme sage.
— Que redoutent-ils ?
— Depuis quelques jours, un vent de crainte se répand sur la vallée et il trouble l’esprit des humains.
— Nous concerne-t-il ? s’inquiéta le chef de l’équipe de gauche.
— Personne n’y échappera, répondit Claire.
Le vent de sable avait soufflé la nuit durant, obligeant les villageois à calfeutrer toutes les ouvertures de leurs demeures. Le soleil n’avait pas réussi à percer une atmosphère ocre et lourde, et les rites du matin avaient été retardés. On n’y voyait pas à cinq pas, et la corvée d’eau avait exigé de pénibles efforts.
Les inflammations oculaires seraient nombreuses ; aussi la femme sage avait-elle préparé plusieurs fioles de collyre avec des dosages correspondant à la gravité des affections.
— J’obtiendrai de Kenhir un allégement des heures de travail pendant la durée de cette tempête, annonça Néfer à son épouse, et nous nous cantonnerons aux tombes du village.
Le petit Noiraud s’était lové sur les genoux du maître d’œuvre pour bien lui signifier que bouger eût été une erreur déplorable ; d’une sagesse exemplaire, le chiot ne mordillait même pas les pieds des meubles et il dévorait avec un appétit réjouissant les pâtées de viande, de fromage, de légumes et de pain que lui préparait Claire. Il avait les mêmes yeux noisette et une intelligence aussi vive que son prédécesseur.
— Tu es très inquiète, n’est-ce pas ?
— L’agressivité de ce vent est anormale Dans ses tourbillons se déclenche une forme de folie porteuse de destruction.
Des coups de canne furent frappés à leur porte.
— Ouvrez vite, exigea Kenhir, qui s’était couvert la tête d’un capuchon.
— Que se passe-t-il ? demanda Néfer.
— Le facteur Oupouty a bravé cette maudite tempête pour nous apporter une nouvelle tragique : le pharaon Mérenptah vient de mourir.